Enquête
Avant même d’ouvrir Les Mémoires d’Hadrien, de jeunes lecteurs de Roumanie pouvaient se vanter, dans les années 1990, de connaître d’abord une anecdote: à l’Académie française il y avait des toilettes Hommes et des toilettes… Marguerite Yourcenar. On prétend aussi que des ados, pour épater leur assistance, étaient prêts parfois à réciter „Oisive jeunesse /À tout asservie, / Par delicatessen / J’ai perdu ma vie”.
Ainsi, la culture française a toujours fait partie en Roumanie de l’air à respirer, soit à l’école soit en famille. Tous ces jeunes francophiles par milieu, sans prétendre connaître en profondeur ni Marguerite Yourcenar, ni Rimbaud, ni autres classiques ou modernes, étaient tout simplement les héritiers de tant de générations de Roumains qui s’étaient abreuvés, à partir du XVIIIe siècle, par leurs élites, aux écoles et Lumières françaises. Que reste-t-il de cet héritage français, après un quart de siècle de libéralisme en tout genre, y compris l’américanisation du modèle culturel de divertissement? Les Roumains sont-ils toujours proches de la culture française?
En tête du peloton
Les écrivains français d’aujourd’hui sont, parait-il, en bonne place en Roumanie. Il y a des noms assez gâtés, avec série d’auteur et place confortable dans la vitrine des librairies. C’est le cas par exemple d’Amélie Nothomb ou de Daniel Pennac, assis d’ailleurs sur des présentoirs aux cotés d’un Salman Rushdie ou d’un José Saramago, tous traduits chez Polirom, l’une des maisons d’édition les plus importantes de Roumanie. D’autres écrivains collectionnent critiques, interviews et autres… „apostrophes” dans la presse littéraire par dizaines: c’est le cas de Michel Houellebecq, hissé d’ailleurs au top des ventes chez Polirom. Connectés, par amour inconditionnel ou par professionnalisme, à la vie littéraire française, les éditeurs roumains essaient de trier sur le volet l’offre à traduire.
Simona Modreanu, professeur de littérature française contemporaine à l’Université de Iaşi, également éditrice chez Junimea, reconnaît que le critère de sélection des titres proposés à ses étudiants est souvent le prix littéraire obtenu au pays d’origine: „Il est difficile de savoir, parmi les nouveautés, quel nom sera retenu par l’histoire littéraire et qui passera à la trappe. Certes, soupçonnés parfois de complots ou autres jeux de coulisses, les prix littéraires donnent toutefois une image significative des tendances et des goûts littéraires du moment”. Prix littéraire ou succès populaire en France, les traductions en roumain suivent presque automatiquement. On publie, chez Polirom, Michel Houellebecq et François Weyergans, Amélie Nothomb, Fréderic Beigbeder ou Anna Gavalda, tout aussi Amin Maalouf et Andreï Makine. Chez les éditions Humanitas – autre enseigne éditoriale importante en Roumanie – on trouve plusieurs titres de David Foenkinos, d’Alexandre Jardin, ainsi que des livres de Michel Tournier, de Pascal Quignard ou de Jean-Claude Carrière.
Silviu Lupescu, à la tête des éditions Polirom, estime que parmi les littératures du vieux continent la fiction française reste en tête du peloton: „Les traductions françaises représentent 15% de l’ensemble de nos traductions, ce qui n’est pas si mal que ça, vu l’emprise sur le marché des anglo-américains, tout aussi valable en Roumanie qu’en France d’ailleurs” explique l’éditeur.
Quant à Luiza Vasiliu, journaliste à l’hebdomadaire „Dilema veche” [„Le vieux dilemma”] et traductrice, elle ne mâche pas ses mots: „Je ne pense pas qu’on traduise assez de littérature française en Roumaine. Ou, plutôt, pas ce qu’il faut. Il n’y a que quelques grands noms, mais aucune intention de faire découvrir un auteur à un public potentiel. Beigbeder, Bruckner, Nothomb, Lévy, ce sont des choix pas du tout risqués de la part des éditeurs roumains”, se désole la journaliste qui a interviewé, entre autres, l’écrivain Atiq Rahimi.
Pour qui sonne le glas ?
La question qui se pose est dans quelle mesure ceux qui sont publiés sont-ils lus?
D’abord, sur le marché roumain on imprime au compte-goutte. Lidia Bodea, éditrice chez Humanitas et traductrice, entre autres, d’Eric Emmanuel Schmitt, témoigne d’un succès récent: „Retraduits en 2011, les Mémoires d’une jeune fille rangée de Simone de Beauvoir sont à leur troisième tirage, soit 6000 exemplaires vendus”. Il faut toutefois noter qu’en Roumanie le tirage moyen se situe autour de 2000 exemplaires et on attribue l’étiquette „best-seller” à un livre vendu à quelques vingt mille exemplaires. Ainsi, paru en 2011, Odette Toulemonde et autres histoires d’Eric Emmanuel Schmitt s’est écoulé en 13000 exemplaires.
Quoi qu’il en soit, le lectorat n’est pas homogène et, on le voit, déserte de plus en plus les rayons dédiés aux écrivains français. Ceux qui en Roumanie lisent aujourd’hui Flaubert ou Proust ne lisent pas forcément de la littérature française, ils lisent de la littérature tout court. Sur leur table de chevet se trouvent également Hemingway ou Virginia Woolf. Les auteurs contemporains seraient lus par des lecteurs branchés, qui souvent parlent français et lisent la presse française via internet. „En cours, je propose à mes étudiants, toujours en original, aux cotés d’auteurs confirmés, mes découvertes à moi, tels que Laurent Gaudé, Atik Rahimi, Jérôme Ferrari ou Hervé Bel, explique Simona Modreanu. Les étudiants se montrent intéressés mais il est de plus en plus difficile de les attirer vers des lectures amples et diverses. Le prestige énorme dont la culture française jouissait en Roumanie ne cesse de diminuer. Il reste les nostalgiques et les spécialistes, où les mordus de la littérature tout court”, lâche l’enseignante. La journaliste Luiza Vasiliu reconnaît qu’elle fait partie de ceux qui ont grandi dans le culte de la culture française mais à un moment donné les cloches de celle-ci ont sonné: „Mes coups de cœur sont Charles Dantzig ou Pierre Bayard. Mais je dois avouer que je ne lis plus tellement de littérature française ces derniers temps, maintenant je me suis plutôt tournée vers la littérature britannique”.
A qui la faute? A la concurrence que d’autres produits culturels, surtout virtuels, font d’une manière générale à la lecture, et bien sûr au marketing agressif, de type Hollywood, que les littératures du vieux continent subissent de la part des produits anglo-américains. Mais la faute aussi… à la France. Entichée du roman La nuit de Vojd d’Hervé Bel, l’éditrice Simona Modreanu a fait les démarches pour le traduire en roumain. Elle découvre avec stupeur que la maison d’édition française lui envoie un contrat de cession des droits en… anglais, la version française n’étant point disponible. „On dirait que la francophonie est laissée pour le compte des francophones” s’insurge l’éditrice. Quant à Silviu Lupescu de Polirom, lui il révèle un autre aspect: le manque de disponibilité de la part des écrivains français d’aller rencontrer les lecteurs en Roumanie. „Écouter l’écrivain, le voir revient à saisir autrement l’âme du livre déjà publié et du livre à venir. Médias à l’appui, il va occuper petit-à petit une place à part dans la conscience des lecteurs roumains, ce qui aide beaucoup son éditeur”, affirme Lupescu.
Néanmoins, l’atout de la Roumanie reste sa pléiade exceptionnelle de traducteurs. Si les lecteurs passent, les traducteurs restent, liés à la langue française par des liens affectifs et qui tiennent également de l’histoire culturelle des deux pays. Non seulement les classiques français sont réédités chaque année, mais ils se refont une beauté à travers de nouvelles traductions, comme Proust ou Flaubert par exemple. Polirom vient même de publier, pour la première fois en version roumaine, Nadja d’André Breton, traduit par le très expérimenté Bogdan Ghiu.
Kyralina, une librairie française à Bucarest
Depuis quelque mois, à Bucarest, une femme réussit à séduire tous ceux qui la cherchent en passant le seuil de sa porte : c’est „Kyralina”, personnage haut en couleur de Panaït Istrati, et nom de l’unique librairie française à ce jour en Roumanie. Trois associés, dont Sidonie Mezaize, diplômée de La Sorbonne, ont fait le pari de la littérature française en territoire réputé francophone et par temps de recul de la francophonie. „Le format poche marche très bien, les livres jeunesse également, assure Sidonie. Ce qui ne marche pas, comme par exemple Christine Angot ou Marc Lévy, prouve que les Roumains, bien informés, ont des goûts exquis ou qu’ils se laissent conseiller», conclue la libraire.
S’il est vrai que le prestige de la culture française est en perte de vitesse en Roumanie, en revanche les passionnés de Littérature française en sont on ne peut plus amoureux.
(Cristina Hermeziu, La littérature française en Roumanie: un mariage d’amour pour un couple infidèle în „Le Magazine Littéraire” – Actualité, 21/03/2013)
Enquête
Avant même d’ouvrir Les Mémoires d’Hadrien, de jeunes lecteurs de Roumanie pouvaient se vanter, dans les années 1990, de connaître d’abord une anecdote: à l’Académie française il y avait des toilettes Hommes et des toilettes… Marguerite Yourcenar. On prétend aussi que des ados, pour épater leur assistance, étaient prêts parfois à réciter „Oisive jeunesse /À tout asservie, / Par delicatessen / J’ai perdu ma vie”.
Ainsi, la culture française a toujours fait partie en Roumanie de l’air à respirer, soit à l’école soit en famille. Tous ces jeunes francophiles par milieu, sans prétendre connaître en profondeur ni Marguerite Yourcenar, ni Rimbaud, ni autres classiques ou modernes, étaient tout simplement les héritiers de tant de générations de Roumains qui s’étaient abreuvés, à partir du XVIIIe siècle, par leurs élites, aux écoles et Lumières françaises. Que reste-t-il de cet héritage français, après un quart de siècle de libéralisme en tout genre, y compris l’américanisation du modèle culturel de divertissement? Les Roumains sont-ils toujours proches de la culture française?
En tête du peloton
Les écrivains français d’aujourd’hui sont, parait-il, en bonne place en Roumanie. Il y a des noms assez gâtés, avec série d’auteur et place confortable dans la vitrine des librairies. C’est le cas par exemple d’Amélie Nothomb ou de Daniel Pennac, assis d’ailleurs sur des présentoirs aux cotés d’un Salman Rushdie ou d’un José Saramago, tous traduits chez Polirom, l’une des maisons d’édition les plus importantes de Roumanie. D’autres écrivains collectionnent critiques, interviews et autres… „apostrophes” dans la presse littéraire par dizaines: c’est le cas de Michel Houellebecq, hissé d’ailleurs au top des ventes chez Polirom. Connectés, par amour inconditionnel ou par professionnalisme, à la vie littéraire française, les éditeurs roumains essaient de trier sur le volet l’offre à traduire.
Simona Modreanu, professeur de littérature française contemporaine à l’Université de Iaşi, également éditrice chez Junimea, reconnaît que le critère de sélection des titres proposés à ses étudiants est souvent le prix littéraire obtenu au pays d’origine: „Il est difficile de savoir, parmi les nouveautés, quel nom sera retenu par l’histoire littéraire et qui passera à la trappe. Certes, soupçonnés parfois de complots ou autres jeux de coulisses, les prix littéraires donnent toutefois une image significative des tendances et des goûts littéraires du moment”. Prix littéraire ou succès populaire en France, les traductions en roumain suivent presque automatiquement. On publie, chez Polirom, Michel Houellebecq et François Weyergans, Amélie Nothomb, Fréderic Beigbeder ou Anna Gavalda, tout aussi Amin Maalouf et Andreï Makine. Chez les éditions Humanitas – autre enseigne éditoriale importante en Roumanie – on trouve plusieurs titres de David Foenkinos, d’Alexandre Jardin, ainsi que des livres de Michel Tournier, de Pascal Quignard ou de Jean-Claude Carrière.
Silviu Lupescu, à la tête des éditions Polirom, estime que parmi les littératures du vieux continent la fiction française reste en tête du peloton: „Les traductions françaises représentent 15% de l’ensemble de nos traductions, ce qui n’est pas si mal que ça, vu l’emprise sur le marché des anglo-américains, tout aussi valable en Roumanie qu’en France d’ailleurs” explique l’éditeur.
Quant à Luiza Vasiliu, journaliste à l’hebdomadaire „Dilema veche” [„Le vieux dilemma”] et traductrice, elle ne mâche pas ses mots: „Je ne pense pas qu’on traduise assez de littérature française en Roumaine. Ou, plutôt, pas ce qu’il faut. Il n’y a que quelques grands noms, mais aucune intention de faire découvrir un auteur à un public potentiel. Beigbeder, Bruckner, Nothomb, Lévy, ce sont des choix pas du tout risqués de la part des éditeurs roumains”, se désole la journaliste qui a interviewé, entre autres, l’écrivain Atiq Rahimi.
Pour qui sonne le glas ?
La question qui se pose est dans quelle mesure ceux qui sont publiés sont-ils lus?
D’abord, sur le marché roumain on imprime au compte-goutte. Lidia Bodea, éditrice chez Humanitas et traductrice, entre autres, d’Eric Emmanuel Schmitt, témoigne d’un succès récent: „Retraduits en 2011, les Mémoires d’une jeune fille rangée de Simone de Beauvoir sont à leur troisième tirage, soit 6000 exemplaires vendus”. Il faut toutefois noter qu’en Roumanie le tirage moyen se situe autour de 2000 exemplaires et on attribue l’étiquette „best-seller” à un livre vendu à quelques vingt mille exemplaires. Ainsi, paru en 2011, Odette Toulemonde et autres histoires d’Eric Emmanuel Schmitt s’est écoulé en 13000 exemplaires.
Quoi qu’il en soit, le lectorat n’est pas homogène et, on le voit, déserte de plus en plus les rayons dédiés aux écrivains français. Ceux qui en Roumanie lisent aujourd’hui Flaubert ou Proust ne lisent pas forcément de la littérature française, ils lisent de la littérature tout court. Sur leur table de chevet se trouvent également Hemingway ou Virginia Woolf. Les auteurs contemporains seraient lus par des lecteurs branchés, qui souvent parlent français et lisent la presse française via internet. „En cours, je propose à mes étudiants, toujours en original, aux cotés d’auteurs confirmés, mes découvertes à moi, tels que Laurent Gaudé, Atik Rahimi, Jérôme Ferrari ou Hervé Bel, explique Simona Modreanu. Les étudiants se montrent intéressés mais il est de plus en plus difficile de les attirer vers des lectures amples et diverses. Le prestige énorme dont la culture française jouissait en Roumanie ne cesse de diminuer. Il reste les nostalgiques et les spécialistes, où les mordus de la littérature tout court”, lâche l’enseignante. La journaliste Luiza Vasiliu reconnaît qu’elle fait partie de ceux qui ont grandi dans le culte de la culture française mais à un moment donné les cloches de celle-ci ont sonné: „Mes coups de cœur sont Charles Dantzig ou Pierre Bayard. Mais je dois avouer que je ne lis plus tellement de littérature française ces derniers temps, maintenant je me suis plutôt tournée vers la littérature britannique”.
A qui la faute? A la concurrence que d’autres produits culturels, surtout virtuels, font d’une manière générale à la lecture, et bien sûr au marketing agressif, de type Hollywood, que les littératures du vieux continent subissent de la part des produits anglo-américains. Mais la faute aussi… à la France. Entichée du roman La nuit de Vojd d’Hervé Bel, l’éditrice Simona Modreanu a fait les démarches pour le traduire en roumain. Elle découvre avec stupeur que la maison d’édition française lui envoie un contrat de cession des droits en… anglais, la version française n’étant point disponible. „On dirait que la francophonie est laissée pour le compte des francophones” s’insurge l’éditrice. Quant à Silviu Lupescu de Polirom, lui il révèle un autre aspect: le manque de disponibilité de la part des écrivains français d’aller rencontrer les lecteurs en Roumanie. „Écouter l’écrivain, le voir revient à saisir autrement l’âme du livre déjà publié et du livre à venir. Médias à l’appui, il va occuper petit-à petit une place à part dans la conscience des lecteurs roumains, ce qui aide beaucoup son éditeur”, affirme Lupescu.
Néanmoins, l’atout de la Roumanie reste sa pléiade exceptionnelle de traducteurs. Si les lecteurs passent, les traducteurs restent, liés à la langue française par des liens affectifs et qui tiennent également de l’histoire culturelle des deux pays. Non seulement les classiques français sont réédités chaque année, mais ils se refont une beauté à travers de nouvelles traductions, comme Proust ou Flaubert par exemple. Polirom vient même de publier, pour la première fois en version roumaine, Nadja d’André Breton, traduit par le très expérimenté Bogdan Ghiu.
Kyralina, une librairie française à Bucarest
Depuis quelque mois, à Bucarest, une femme réussit à séduire tous ceux qui la cherchent en passant le seuil de sa porte : c’est „Kyralina”, personnage haut en couleur de Panaït Istrati, et nom de l’unique librairie française à ce jour en Roumanie. Trois associés, dont Sidonie Mezaize, diplômée de La Sorbonne, ont fait le pari de la littérature française en territoire réputé francophone et par temps de recul de la francophonie. „Le format poche marche très bien, les livres jeunesse également, assure Sidonie. Ce qui ne marche pas, comme par exemple Christine Angot ou Marc Lévy, prouve que les Roumains, bien informés, ont des goûts exquis ou qu’ils se laissent conseiller», conclue la libraire.
S’il est vrai que le prestige de la culture française est en perte de vitesse en Roumanie, en revanche les passionnés de Littérature française en sont on ne peut plus amoureux.
(Cristina Hermeziu, La littérature française en Roumanie: un mariage d’amour pour un couple infidèle în „Le Magazine Littéraire” – Actualité, 21/03/2013)
Enquête
Avant même d’ouvrir Les Mémoires d’Hadrien, de jeunes lecteurs de Roumanie pouvaient se vanter, dans les années 1990, de connaître d’abord une anecdote: à l’Académie française il y avait des toilettes Hommes et des toilettes… Marguerite Yourcenar. On prétend aussi que des ados, pour épater leur assistance, étaient prêts parfois à réciter „Oisive jeunesse /À tout asservie, / Par delicatessen / J’ai perdu ma vie”.
Ainsi, la culture française a toujours fait partie en Roumanie de l’air à respirer, soit à l’école soit en famille. Tous ces jeunes francophiles par milieu, sans prétendre connaître en profondeur ni Marguerite Yourcenar, ni Rimbaud, ni autres classiques ou modernes, étaient tout simplement les héritiers de tant de générations de Roumains qui s’étaient abreuvés, à partir du XVIIIe siècle, par leurs élites, aux écoles et Lumières françaises. Que reste-t-il de cet héritage français, après un quart de siècle de libéralisme en tout genre, y compris l’américanisation du modèle culturel de divertissement? Les Roumains sont-ils toujours proches de la culture française?
En tête du peloton
Les écrivains français d’aujourd’hui sont, parait-il, en bonne place en Roumanie. Il y a des noms assez gâtés, avec série d’auteur et place confortable dans la vitrine des librairies. C’est le cas par exemple d’Amélie Nothomb ou de Daniel Pennac, assis d’ailleurs sur des présentoirs aux cotés d’un Salman Rushdie ou d’un José Saramago, tous traduits chez Polirom, l’une des maisons d’édition les plus importantes de Roumanie. D’autres écrivains collectionnent critiques, interviews et autres… „apostrophes” dans la presse littéraire par dizaines: c’est le cas de Michel Houellebecq, hissé d’ailleurs au top des ventes chez Polirom. Connectés, par amour inconditionnel ou par professionnalisme, à la vie littéraire française, les éditeurs roumains essaient de trier sur le volet l’offre à traduire.
Simona Modreanu, professeur de littérature française contemporaine à l’Université de Iaşi, également éditrice chez Junimea, reconnaît que le critère de sélection des titres proposés à ses étudiants est souvent le prix littéraire obtenu au pays d’origine: „Il est difficile de savoir, parmi les nouveautés, quel nom sera retenu par l’histoire littéraire et qui passera à la trappe. Certes, soupçonnés parfois de complots ou autres jeux de coulisses, les prix littéraires donnent toutefois une image significative des tendances et des goûts littéraires du moment”. Prix littéraire ou succès populaire en France, les traductions en roumain suivent presque automatiquement. On publie, chez Polirom, Michel Houellebecq et François Weyergans, Amélie Nothomb, Fréderic Beigbeder ou Anna Gavalda, tout aussi Amin Maalouf et Andreï Makine. Chez les éditions Humanitas – autre enseigne éditoriale importante en Roumanie – on trouve plusieurs titres de David Foenkinos, d’Alexandre Jardin, ainsi que des livres de Michel Tournier, de Pascal Quignard ou de Jean-Claude Carrière.
Silviu Lupescu, à la tête des éditions Polirom, estime que parmi les littératures du vieux continent la fiction française reste en tête du peloton: „Les traductions françaises représentent 15% de l’ensemble de nos traductions, ce qui n’est pas si mal que ça, vu l’emprise sur le marché des anglo-américains, tout aussi valable en Roumanie qu’en France d’ailleurs” explique l’éditeur.
Quant à Luiza Vasiliu, journaliste à l’hebdomadaire „Dilema veche” [„Le vieux dilemma”] et traductrice, elle ne mâche pas ses mots: „Je ne pense pas qu’on traduise assez de littérature française en Roumaine. Ou, plutôt, pas ce qu’il faut. Il n’y a que quelques grands noms, mais aucune intention de faire découvrir un auteur à un public potentiel. Beigbeder, Bruckner, Nothomb, Lévy, ce sont des choix pas du tout risqués de la part des éditeurs roumains”, se désole la journaliste qui a interviewé, entre autres, l’écrivain Atiq Rahimi.
Pour qui sonne le glas ?
La question qui se pose est dans quelle mesure ceux qui sont publiés sont-ils lus?
D’abord, sur le marché roumain on imprime au compte-goutte. Lidia Bodea, éditrice chez Humanitas et traductrice, entre autres, d’Eric Emmanuel Schmitt, témoigne d’un succès récent: „Retraduits en 2011, les Mémoires d’une jeune fille rangée de Simone de Beauvoir sont à leur troisième tirage, soit 6000 exemplaires vendus”. Il faut toutefois noter qu’en Roumanie le tirage moyen se situe autour de 2000 exemplaires et on attribue l’étiquette „best-seller” à un livre vendu à quelques vingt mille exemplaires. Ainsi, paru en 2011, Odette Toulemonde et autres histoires d’Eric Emmanuel Schmitt s’est écoulé en 13000 exemplaires.
Quoi qu’il en soit, le lectorat n’est pas homogène et, on le voit, déserte de plus en plus les rayons dédiés aux écrivains français. Ceux qui en Roumanie lisent aujourd’hui Flaubert ou Proust ne lisent pas forcément de la littérature française, ils lisent de la littérature tout court. Sur leur table de chevet se trouvent également Hemingway ou Virginia Woolf. Les auteurs contemporains seraient lus par des lecteurs branchés, qui souvent parlent français et lisent la presse française via internet. „En cours, je propose à mes étudiants, toujours en original, aux cotés d’auteurs confirmés, mes découvertes à moi, tels que Laurent Gaudé, Atik Rahimi, Jérôme Ferrari ou Hervé Bel, explique Simona Modreanu. Les étudiants se montrent intéressés mais il est de plus en plus difficile de les attirer vers des lectures amples et diverses. Le prestige énorme dont la culture française jouissait en Roumanie ne cesse de diminuer. Il reste les nostalgiques et les spécialistes, où les mordus de la littérature tout court”, lâche l’enseignante. La journaliste Luiza Vasiliu reconnaît qu’elle fait partie de ceux qui ont grandi dans le culte de la culture française mais à un moment donné les cloches de celle-ci ont sonné: „Mes coups de cœur sont Charles Dantzig ou Pierre Bayard. Mais je dois avouer que je ne lis plus tellement de littérature française ces derniers temps, maintenant je me suis plutôt tournée vers la littérature britannique”.
A qui la faute? A la concurrence que d’autres produits culturels, surtout virtuels, font d’une manière générale à la lecture, et bien sûr au marketing agressif, de type Hollywood, que les littératures du vieux continent subissent de la part des produits anglo-américains. Mais la faute aussi… à la France. Entichée du roman La nuit de Vojd d’Hervé Bel, l’éditrice Simona Modreanu a fait les démarches pour le traduire en roumain. Elle découvre avec stupeur que la maison d’édition française lui envoie un contrat de cession des droits en… anglais, la version française n’étant point disponible. „On dirait que la francophonie est laissée pour le compte des francophones” s’insurge l’éditrice. Quant à Silviu Lupescu de Polirom, lui il révèle un autre aspect: le manque de disponibilité de la part des écrivains français d’aller rencontrer les lecteurs en Roumanie. „Écouter l’écrivain, le voir revient à saisir autrement l’âme du livre déjà publié et du livre à venir. Médias à l’appui, il va occuper petit-à petit une place à part dans la conscience des lecteurs roumains, ce qui aide beaucoup son éditeur”, affirme Lupescu.
Néanmoins, l’atout de la Roumanie reste sa pléiade exceptionnelle de traducteurs. Si les lecteurs passent, les traducteurs restent, liés à la langue française par des liens affectifs et qui tiennent également de l’histoire culturelle des deux pays. Non seulement les classiques français sont réédités chaque année, mais ils se refont une beauté à travers de nouvelles traductions, comme Proust ou Flaubert par exemple. Polirom vient même de publier, pour la première fois en version roumaine, Nadja d’André Breton, traduit par le très expérimenté Bogdan Ghiu.
Kyralina, une librairie française à Bucarest
Depuis quelque mois, à Bucarest, une femme réussit à séduire tous ceux qui la cherchent en passant le seuil de sa porte : c’est „Kyralina”, personnage haut en couleur de Panaït Istrati, et nom de l’unique librairie française à ce jour en Roumanie. Trois associés, dont Sidonie Mezaize, diplômée de La Sorbonne, ont fait le pari de la littérature française en territoire réputé francophone et par temps de recul de la francophonie. „Le format poche marche très bien, les livres jeunesse également, assure Sidonie. Ce qui ne marche pas, comme par exemple Christine Angot ou Marc Lévy, prouve que les Roumains, bien informés, ont des goûts exquis ou qu’ils se laissent conseiller», conclue la libraire.
S’il est vrai que le prestige de la culture française est en perte de vitesse en Roumanie, en revanche les passionnés de Littérature française en sont on ne peut plus amoureux.
(Cristina Hermeziu, La littérature française en Roumanie: un mariage d’amour pour un couple infidèle în „Le Magazine Littéraire” – Actualité, 21/03/2013)
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